Après, on pourrait espérer que la vie ressemble à un bon scénario de film américain : le héros, après avoir beaucoup souffert, renait de ses cendres.
Mais non, parfois, le sort s’acharne, plante encore plus ses crocs dans la chair et secoue violemment la gueule pour en arracher encore un morceau et le scénario descend encore plus bas dans l’horreur, centimètre par centimètre, marche après marche. Cercle après cercle.
Quelques mois après, Sylvie était de nouveau tombée enceinte. Elle alla faire une échographie de contrôle. Une heure après, elle revint, le visage dévasté par les larmes.
- Quoi ? demandais-je, me préparant déjà aux mauvaises nouvelles.
- C’est un œuf clair, répondit-elle entre deux sanglots.
- Un quoi ?
- Un œuf clair.
- Ca veut dire quoi ? Mais déjà je sentais qu’encore une fois, le malheur s’abattait sur nos vies.
- Ca veut dire que c’est comme si j’étais enceinte mais que l’ovule fécondé ne se développe pas, ça arrive parfois, il n’y a rien à faire…
Et voilà le premier cercle qui nous faisait descendre encore un peu plus dans le chaos, dans l’horreur, celui qui brise l’espoir.
Je restais pantois devant cette nouvelle information. Je posais quelques questions et Sylvie me répondit comme elle pouvait. Puis je posais une dernière question, car elle n’avait pas du tout abordé la finalité physiologique dont je devinais déjà la terrible réponse. J’allais donc être celui qui poserait la question qu’elle ne s’était pas posée :
- Et comment l’œuf sera évacué ? De façon naturelle ?
- Comment ça ?
- Tu… Puisque tu ne vas pas accoucher, l’œuf va partir comment ? Tu comprends, est-ce que tu vas avoir des règles naturelles? Est-ce qu’il faudra les provoquer ? Est-ce que tu devras aller à l’hôpital ?
- Je… je ne sais pas… me répond-elle, complètement désorientée.
- Je crois que tu devrais téléphoner au gynéco maintenant, lui répondis-je doucement.
Elle décrocha le téléphone, se renseigna auprès du gynéco, écouta sa réponse, l’air encore plus triste à chaque seconde.
- Alors ?
Elle prit de nombreuses secondes pour répondre.
- Oui, tu as raison, je dois… Je dois me faire opérer, me répondit-elle dans un souffle, Comme... comme un avortement… Ses yeux en larmes ne quittent plus le sol.
Le voilà donc, ce deuxième cercle qui nous met encore plus le visage dans la boue, qui humilie encore plus notre humanité, celui qui torturera le corps de ma femme pour en arracher le plus petit espoir.
Que faire ? Je prends juste ma femme dans les bras et nous pleurons ensemble cet enfant imaginaire dont l’impossibilité de grandir dans le ventre de sa mère nous brise encore un peu plus le cœur.
J’aurais aimé un Happy ending, une revanche de la vie sur la mort mais non ; juste une sinistre farce de la mort pour détruire les quelques poussières d’espoir qu’il nous restait.
J’aurais aimé être transfiguré par ces épreuves, en ressortir grandi, zenifié ; que l’on me reconnaisse dans la rue et qu’on vénère mon nom comme un martyr, que j’écume les plateaux-télé pour expliquer encore et encore mes malheurs comme une pute de téléréalité.
Mais non, on en sort brisé à jamais et l’on ressent simplement avec un goût de fer dans la bouche et que l’on doit encore faire une dernière génuflexion devant notre maitre sombre : c’est un dernier deuil qu’il réclamait et c’était celui de ma propre vie.
Car le seigneur de cet enfer ne faisait que me montrer une évidence : j’étais mort dans la traversée de son territoire et pour revenir à la vie, j’allais devoir quitter toutes mes croyances, mes vertus et mes défauts, mes idéaux, mes visions de la vie pour reconstruire une personne nouvelle, façonnée aux feux de l’enfer. Serais-je mieux ? Pire ? Juste différent ? C’était en tout cas inévitable, c’était même peut-être préférable puisque mon âme avait brulé dans cet enfer et rien ne pouvait la faire revenir ; je devais donc en bâtir une nouvelle, avec de nouvelles lois, de nouveaux codes moraux, de nouvelles visions de l’humanité, de nouvelles sensations…
Mais après le cercle qui détruit l’espoir et celui qui torture la chair, alors que vous pensez en avoir fini avec la souffrance, il reste encore le troisième cercle. Il ne touche ni votre corps ni votre âme, il détruit simplement l’autre devant vous.
Parce qu’en fin de compte, avant même de renaitre de vos cendres et de voir émerger ce nouveau moi qui vous attire et vous repousse en même temps, vous savez !
Vous savez déjà que votre nouvelle âme aura besoin d’une nouvelle vie et vous comprenez !
Et vous avez envie de hurler devant tant de cruauté !
Parce que pendant que vous renaissez ; vous regardez votre conjoint et vous prenez peur pour lui, pour vous. Car vous changez, vous vous transformez, vous renaissez dans la douleur et vous priez l’immensité de Dieu pour que votre conjoint soit assez fort pour évoluer comme vous, aussi vite que vous, pour qu’il prenne avec nous ce nouveau chemin !
Et il n’y a rien de pire que de constater qu’il n’en est rien.
Vous changez.
Lui non.
"la plus grande réussite du diable, c'est de vous faire croire qu'il n'existe pas".