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23 octobre 2007 2 23 /10 /octobre /2007 09:23

 

Beyrouth - 23 octobre 1983 - 06h15.

  Il est un peu plus de 6 heures. Les premières lueurs du jour vont bientôt envahir l'horizon. La nuit s'est bien passée, j'ai pu dormir quelques heures et je viens de prendre la dernière relève.

  - C'était pas encore pour cette nuit, alors... me dit mon binôme, accroupi derrière son poste de tir.
  - visiblement non, dis-je. Mais ici, tout peut arriver n'importe quand.

  Je soupire de fatigue et change un peu de position. Je perçois comme une seconde de silence puis, juste après je sursaut en entendant une forte explosion au Nord. Immédiatement, j'arme mon fusil, j'enlève la sécurité, engage le mode semi automatique et me jette contre les sacs de sable. Je me relève un peu, l'arme au poing, calée contre mon épaule, visant la rue au loin.

  - Ca vient du nord, on dirait, crie mon binôme. Derrière moi, je sens l'agitation du poste, des hommes arrivent en renfort aux bunkers, des ordres sont données. Les radios commencent à crépiter puis les premières infos arrivent : c'est le poste de commandement américain qui est attaqué et un épais nuage de fumée monte maintenant de leur position.

  Nous sommes maintenant tous en alerte, les visages sont fermés, les ordres claquent, la tension est palpable.

  Et d'un coup, le bruit d'une énorme explosion retentit à quelques centaines de mètres de nous. Une seconde après, nous pouvons ressentir l'onde de choc.

  - C'est Drakkar ! Drakkar est attaqué !
  - Une patrouille et un VAB en reconnaissance. Sécurité maximum ! Autorisation de riposte à toute menace ! En avant !

  Je pars avec le 1er groupe en courant, le VAB suit derrière, nous protégeant de sa grosse mitrailleuse 12,7. A chaque croisement, des hommes se postent, arme à l'épaule pour assurer le parcours et nous reprenons notre course. Des civils sont sortis sur le pas de la porte et rentrent aussitôt dès qu'ils nous croisent et que nous les tenons en joue. Nous ne pouvons pas faire de détail, tout peut être mortel à cette seconde.
 
  Et au détour d'une rue, notre groupe s'arrête, une fumée obscurcit un peu le site du Drakkar et nous nous demandons même si nous ne nous sommes pas trompés de route : il n'y a plus d'immeuble. Nous nous approchons un peu plus et découvrons la triste réalité : le poste Drakkar a sauté et l'immeuble de plusieurs étages s'est écroulé comme un château de cartes. Mon sang se glace, ou sont passés nos camarades ? Sous ce tas de gravats ? C'est impossible !

  Le 1er VAB arrive et se met en position. Une partie d'entre nous fonce sur l'immeuble tandis que l'autre se déploie pour assurer un périmètre de sécurité.

  Et au milieu de la poussière, de ce chaos total, je vois apparaitre les premières silhouettes fantomatiques, hagardes, certaines sont couvertes de sang. Ils devaient être à l'extérieur du bâtiment. Je m'approche d'un premier homme, je ne reconnais même pas son visage boursouflé, plein de terre et de sang mélangés. Je le prends doucement par le bras, je l'observe comme si c'était un revenant, je lui dis de se diriger vers le VAB. Il me regarde sans me comprendre et je vois alors que ses oreilles saignent. Je lui montre du doigt le blindé, il met quelques secondes à comprendre puis commence à marcher vers lui de façon lente et hésitante. Je le regarde partir avec cette atroce impression de l'abandonner mais je dois continuer à avancer.
  Et je remarque alors quelque chose : les cris et les plaintes qui montent des gravats de l'immeuble. C'est l'horreur la plus totale et nous commençons à nous organiser par petits groupes pour évacuer les rares survivants. Puis nous continuons en essayant de regarder sous chaque dalle de béton, dans chaque recoin, sous chaque amas de ferraille et parfois nous tombons sur un corps sans vie.
  Il y a maintenant plus de monde sur le site. Du matériel roulant du 17eme RGP arrive sur place. Les survivants coincés dans les décombres sont maintenant repérés. Un premier tractopelle arrive. Nous avançons prudemment, l'immeuble est un château de cartes qui peut s'effondrer encore plus, écrasant les quelques survivants encore coincés.

  Je regarde mon groupe de combat : nous sommes tous maintenant recouverts dune pellicule de poussière grise et nous ressemblons à des fantômes, certains ont les mains et les bras tachés du sang de leurs camarades mais pas un ne craque. Sauver nos camarades avant tout. Puis le chef de groupe arrive et nous rassemble :

  - Vous prenez tous 5 minutes de pause, vous allez boire et manger, maintenant !
  - On ne peut pas, Chef, on ne peut pas, tant qu'on ne les a pas tous retrouvés ! On vient à peine d'arriver !
  Le sergent-chef regarde l'homme qui vient de parler et lui dit doucement en lui prenant le bras : C'est le soir, vous venez de passer toute la journée à chercher des survivants. Ca fait dix heures que vous travaillez non-stop. Il faut vous arrêter quelques instants sinon vous allez commencer à prendre des risques à cause de la fatigue. Allez boire, mangez un morceau, lavez-vous et reposez-vous si vous voulez continuer.

  Nous nous regardons les uns les autres, et dans le regard de l'autre, nous voyons notre propre épuisement, notre désespoir et notre rage. Alors, nous nous dirigeons sans bruit vers les véhicules de soutien.

  Arrivés sur place, mon binôme et moi regardons l'horizon et c'est vrai, le soir tombe. Pour nous, quelques minutes à peine se sont écoulées depuis notre arrivée. Il s'assoit par terre, le dos contre un muret et des larmes silencieuses roulent sur ses joues, traçant des sillons de poussière mouillée.

  Pendant quatre jours et quatre nuits, nous nous sommes acharnés à tenter d'extraire les derniers survivants, puis les corps de ce tombeau de béton. Les corps sont entreposés à la Résidence des Pins, notre ambassade. François Mitterrand y arrive le 24 octobre au matin, il se rend ensuite au Drakkar, regarde, écoute, ne dit mot. Il rejoint ensuite Noir1, la section de garde ce jour-là pour les saluer. Au final, 58 corps sans vie seront arrachés aux entrailles du Drakkar. Il y aura 41 survivants dont 15 blessés

  Après ces quatre jours, la colère gronde chez nous. Après le chagrin, la vengeance. Bruno -c’est l'indicatif du général Bigeard - arrive et nous demande de tenir bon. Cet ancien de d'Indochine au parcours incroyable à le respect de toutes les troupes parachutistes. Sa seule présence nous fait resserrer les rangs.

  Je ressors épuisé des ces journées-là. Je ne ris plus, je n'ai plus d'envie ou plutôt qu'une seule : rechercher les coupables, les combattre, les anéantir. Mais dans ce pays aux couleurs changeantes, comment savoir qui a fait quoi ?
  Je n'ai pas le moral à zéro, je ne déprime pas, je suis juste devenu un peu plus inhumain, un peu plus animal, un peu plus froid, un peu plus dangereux.
  Mon visage est devenu inexpressif, seuls mes yeux parlent, on y perçoit un regard froid, calculateur, indifférent.

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commentaires

L
putain de sale guerre....................
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